Ce n’est point la pauvreté qui valait aux émigrants ce léger dédain du personnel. Ce n’est point d’argent qu’ils manquaient, mais de densité. Ils n’étaient plus l’homme de telle maison, de tel ami, de telle responsabilité. Ils jouaient le rôle, mais ce n’était plus vrai. Personne n’avait besoin d’eux, personne ne s’apprêtait à faire appel à eux. Quelle merveille que ce télégramme qui vous bouscule, vous fait lever au milieu de la nuit, vous pousse vers la gare : « Accours ! J’ai besoin de toi ! » Nous nous découvrons vite des amis qui nous aident. Nous méritons lentement ceux qui exigent d’être aidés. Certes, mes revenants, personne ne les haïssait, personne ne les jalousait, personne ne les importunait. Mais personne ne les aimait du seul amour qui comptât. Je me disais : « ils seront pris, dès l’arrivée, dans les cocktails de bienvenue, les dîners de consolation. » Mais qui ébranlera leur porte en exigeant d’être reçu : « Ouvre ! C’est moi ! » Il faut allaiter longtemps un enfant avant qu’il exige. Il faut longtemps cultiver un ami avant qu’il réclame son dû d’amitié. Il faut s’être ruiné durant des générations à réparer le vieux château qui croule, pour apprendre à l’aimer.
Author: Antoine de Saint-Exupéry